Près de cinq cents noms sont inscrits sur les plaques de rue et édifices stéphanais… Parmi ces noms de personnes ou de choses, le cadastre de Saint-Étienne-du-Rouvray affiche clairement la couleur de son ciel politique, celle héritée des luttes ouvrières et sociales.
Que disent ces noms, quel est le ciel mental de la ville ?
Une rue des Lilas est-elle plus « neutre » qu’un boulevard Lénine ? Le rose camélia est-il moins idéologique que le rouge communard ? À travers ses noms de rue, un plan de ville raconte forcément quelque chose… Mais sa langue est-elle forcément « politique » ?
Peut-être. Car sur un plan de ville, même le jaune des mimosas pourra toujours être « lu » de manière idéologique… Tout simplement parce que le nom des rues et des édifices municipaux est choisi par les élus de la Ville. Par exemple, pour les dernières rues ouvertes dans les quartiers, le parti pris a été de donner des noms de femmes. Les élus composent les noms du cadastre comme on rédigerait une encyclopédie partiale et partielle, en sélectionnant les pages de l’histoire commune selon un prisme politique plus ou moins assumé.
Or, ce qui frappe à la lecture du plan de Saint-Étienne-du-Rouvray, c’est le caractère « assumé », mais nuancé, de cette couleur politique. C’est du moins la première chose qu’ont « lue » les quatre personnalités que nous avons sollicitées lors de la préparation de ce dossier. Les deux premières à se frotter à l’exercice sont extérieures à la commune, leur seule référence était le plan déplié sous leurs yeux…
Souci d’ouverture
« Quand je regarde le plan de la ville, je vois une carte qui explique la formation de l’univers révolutionnaire français », a d’emblée souligné l’architecte Stany Cambot, membre du groupe rouennais Échelle inconnue, en constatant la présence d’un grand nombre de rues du « bas de la ville » dédiées aux figures révolutionnaires de la Commune de Paris de 1871, comme Élisée-Reclus, anarchiste et « père » de la géographie moderne, ou Auguste-Blanqui, un révolutionnaire non marxiste. « Ces noms forment comme une carte du ciel révolutionnaire, une carte du ciel idéologique de la ville. » Stany Cambot avouera même un certain étonnement… « Je suis surpris de voir que l’emprise stalinienne est beaucoup moins présente que ce que j’aurais pu croire a priori. Il n’y a pas eu de purge idéologique. »
Le « ciel » stéphanais est donc marqué à gauche. Mais sa coloration déborde du rouge communiste, comme le notera lui aussi l’historien Roger Martelli, codirecteur de la rédaction du mensuel Regards. « Il y a là la marque d’une sobriété dans la présence communiste, c’est fait de manière plutôt discrète, pas d’insistance lourdingue, comme on aurait pu l’avoir avec des rues Maurice-Thorez ou Jacques-Duclos. Bon, c’est vrai, il y a un boulevard Lénine… ».
L’historien pointe des noms comme Léon-Gambetta, le responsable de la défense nationale en 1870, ou comme Eugène-Varlin, un socialiste. « Ces figures témoignent que la ville ne s’est pas repliée sur une unité partisane, dit-il. J’ai l’impression que ce qui caractérise le choix des noms de rues, c’est plutôt un souci de réinsérer l’idéologie communiste dans une tradition qui déborde largement de son histoire. Je trouve que c’est fait avec un souci d’ouverture. »
« Saint-Étienne-du-Rouvray est la ville qui a le plus de noms de Communards en France », explique Georgette Gosselin, l’ancienne élue stéphanaise qui a largement contribué à la construction de ce « ciel ».
Neutralité
Roger Martelli comme Stany Cambot ont spontanément « lu » le plan de ville en allant de droite à gauche de la carte. Sans se le savoir, ils ont suivi le développement « géographique » de la ville, d’est en ouest… Un sens de lecture également adopté par les deux autres personnalités sollicitées lors de la préparation de ce dossier, Georgette Gosselin, élue municipale de 1959 à 1995, et Michel Croguennec, animateur du groupe histoire et patrimoine.
« La rue de la République représente l’axe historique de la ville qui était une commune rurale jusqu’au début du XXe siècle, explique Michel Croguennec. À partir du XXe siècle, la ville commence à s’étendre vers l’ouest et on retrouve des quartiers avec des noms de rues thématiques : les fleurs de la Cité des Familles, les aviateurs, les capitales européennes, les écrivains. » L’archiviste et historien souligne que, dans la partie la plus récente de la ville, contrairement à son centre historique, « on observe une totale neutralité dans le choix des noms de rues »
Mais cette neutralité n’en est pas forcément une, assure Georgette Gosselin. En qualité de première adjointe, c’est elle qui avait proposé au vote du conseil municipal les noms d’un nombre important de rues et d’édifices stéphanais. « Il y a une chose moche dans les noms de rue stéphanais, regrette cependant l’ancienne élue. Ce sont les noms de fleurs ou de provinces… Ça n’a aucun sens. Pour les noms Bourgogne, Bretagne, Normandie, etc., c’est le conseil d’administration du Foyer Stéphanais, alors marqué à droite, qui avait baptisé ces rues à l’époque de la construction du quartier. C’est vraiment horrible, les gens confondent les rues, les noms ne signifient rien et brouillent les repères du quartier. Parmi toutes ces régions, le nom Vercors se retrouve vidé de son sens politique… »
Quant aux « fleurs » de la Cité des Familles, les noms ont été donnés par la société des chemins de fer, ajoute-t-elle. Certains noms « neutres » renvoient toutefois à des réalités tangibles et font sens, rappelle-t-elle. « Les rues de la Craie-Poivrée et des Micrasters sont des références à la géologie du sol stéphanais. »
Lieux et flux
On peut ainsi parcourir les « noms » du cadastre comme une série de termes définissant les lieux et les flux qui se superposent et constituent la ville moderne. Si la ville est constituée d’espaces physiques, elle est également faite d’espaces immatériels et de flux de personnes et de marchandises.
Les noms de rues et d’édifices sont autant d’emblèmes des différentes dimensions de la ville. Ils rappellent que le territoire est toujours « plus grand » que l’assemblage de quartiers et de voies de circulation auquel semble vouloir se limiter la carte.
Le caractère « immatériel » de ces espaces est celui qu’évoquaient l’architecte Stany Cambot et l’historien Roger Martelli. Il transparaît dans l’appel à la mémoire collective que sont les rues « de Stalingrad » (victoire contre le nazisme), « des Fusillés » (résistants stéphanais tués par les Allemands) ou « du 19-mars-1962 » (fin de la guerre d’Algérie) ; ce sont le « Bic Auber », « les Cateliers » ou l’« allée des Paveurs » qui rappellent que la ville fut d’abord viking, puis rurale, puis cité ouvrière. C’est cette dimension immatérielle des noms qui donne une cohérence et du sens à la ville, explique Georgette Gosselin, « ces noms représentent quelque chose de fort ».
Les flux sont pareillement pris en compte dans les noms du cadastre urbain. Il y a le flux de la circulation des idées, comme le pointe Stany Cambot, « ces noms d’anarchistes, de socialistes révolutionnaires et de communistes peuvent se traverser comme une série de questionnements, de directions politiques ou d’impasses idéologiques. Chacun peut se demander comment il chemine à travers ces projets-là ». Ou encore, comme le rappelle Georgette Gossselin, il y a les noms qui célèbrent « des victoires humaines », comme ceux des aviateurs du Madrillet, où se situait un aérodrome, jusqu’en 1968.
Il y a aussi les flux matériels, là encore repérés par des noms comme « rue de Paris », « route de Belbeuf » ou « rue de Couronne ». Ceux-là témoignent de flux anciens aujourd’hui dépassés par les aménagements modernes.
Idéologie cachée
Ces différents espaces et flux s’entrechoquent, ils créent du sens et définissent la ville comme une entité complexe et vivante. Mais dans ce système complexe (puisqu’humain), c’est la dimension des noms a priori « neutres », c’est-à-dire non idéologiques, non politiques et apparemment consensuels, qui se révèle la plus « idéologique » au regard de nos commentateurs.
Pour Stany Cambot, des noms de rue « Bourvil », « Fernandel », « Lilas » ou encore « Pyrénées » sont « une manière niaise de réhumaniser des ensembles urbains qui étaient auparavant désignés par des lettres ou des numéros. Au Château Blanc, ajoute-t-il, on voit comment ce repentir a donné dans le grand n’importe quoi. Les périphériques Robespierre, Macé, Wallon et Saint-Just, des noms du ciel révolutionnaire chargés de valeurs humanistes, sont devenus des coquilles idéologiques vides, remplies par des Fernandel, Bourvil, des noms de montagnes de France… ».
Le jugement de l’historien Roger Martelli est moins sévère. « On ne peut pas vraiment parler de coquilles vides sur le plan idéologique, nuance-t-il. C’est plus complexe que ça à mon avis. On a des noms comme Charles-Dullin, Gérard-Philippe, Louis-Jouvet, Daniel-Sorano, qui sont à la fois des noms de la grande culture, mais aussi des personnages grand public… On est à l’intérieur d’une culture populaire plutôt de bon ton. »
Le témoignage de Georgette Gosselin remet là encore les choses en perspective. « Les maires Olivier Goubert et Michel Grandpierre étaient des cheminots, ils ont toujours eu une grande admiration pour la culture », affirme-t-elle. L’ancienne élue confie néanmoins qu’elle aussi voit une « anomalie » dans les noms de montagnes du Château Blanc. « Pour les « œufs » du Château Blanc, qu’on appelait au début A, B et C, on a mis des noms d’écrivains et d’acteurs de la culture populaire. Seule anomalie, ce sont les noms de montagnes… qui ne veulent rien dire », affirme-t-elle…
Ayant personnellement contribué aux débats qui ont conduit à la dénomination de plusieurs voies et sites stéphanais, l’ancienne élue se souvient de quelques choix polémiques, non « neutres », pour le coup. « Je tenais beaucoup à ce que le collège soit dénommé Louise-Michel. Ça a été un vrai combat. La directrice du collège était farouchement contre, elle qualifiait Louise Michel de pétroleuse… Ça a duré plusieurs années pour que le collège puisse enfin s’appeler Louise-Michel. »
Il y a désormais des collèges Louise-Michel partout en France. Ce nom lié à l’histoire sociale de notre pays ne crée plus la polémique… Il fait sens, encore aujourd’hui. Bien davantage, sans doute, qu’un nom quelconque jugé « neutre » qui, malgré lui, aura toujours l’air de vouloir cacher quelque chose…
Dessins : François Reynaud